L’ennemi du nègre

 

Mon cher Roland,

     Merci de réagir à mon mail faisant réponse à celui de ta sœur. Merci également de me faire me souvenir que c’était Konan Bédié (et non Laurent Gbagbo) qui avait introduit le pernicieux concept d’ivoirité. Ceci étant, je reste convaincu que la démocratie ne se décrète pas : elle se mérite. Il faut que les peuples y soient réellement préparés. Cette préparation passe nécessairement par une meilleure éducation des masses, donc par un accès prioritaire à la culture et à l’information. Pour des raisons qui sont aisées à comprendre, la plupart des dirigeants africains (je ferais cependant une exception s’agissant de Léopold Sédar Senghor) n’ont jamais privilégié cette voie ; d’où l’exode et la fuite des cerveaux vers l’étranger.

     Il ne s’agit nullement d’exonérer la France de ses responsabilités. Tous gouvernements confondus, l’Afrique a toujours été considérée comme le  » pré carré  » français, justifiant, à ce titre, une politique spéciale conduite depuis l’Élysée, cette même politique que l’on a baptisée la  » Françafrique « . Je dis simplement que ce qui pouvait se comprendre à l’époque coloniale est de moins en moins admissible à l’heure où les pays africains se proclament tous indépendants et souverains. La responsabilité de la faillite actuelle du système ne peut plus être imputée à la France seule, car il y a une collusion manifeste d’intérêts entre elle et la plupart des dirigeants africains. Dans ce ballet sordide où chacun se tient par la barbichette, la masse anonyme des Africains est prise en otage.

     Je pense particulièrement à ces paysans qui peinent à vivre de leurs terres, à ces femmes qui n’ont toujours pas droit à l’instruction, à ces enfants qui meurent du sida par milliers, sans parler des victimes innombrables de tous ces conflits armés qu’on déclenche pour les motifs les moins avouables.

     Ce que j’avance n’est bien évidemment que mon opinion. Mais, comme dirait l’autre, je la partage car elle est le fruit de mon propre vécu. Cela m’amène à faire le parallèle avec cet adage qui dit :  » Préservez-moi de mes amis ; mes ennemis, je m’en charge « . En ce qui me concerne, je n’ai jamais considéré le blanc comme un ennemi. Même s’il m’est arrivé dans ma vie personnelle et professionnelle d’en rencontrer de bien « tordus », j’ai toujours su comment manœuvrer avec eux parce qu’il y avait, pour ce faire, un cadre légal. En Afrique, ce cadre n’existe pas ou, alors, il n’est que d’apparence. Depuis 36 ans que je vis en France, je n’ai jamais craint pour ma vie ni pour celle des miens. Mes quatre années passées en Centrafrique m’ont appris à surveiller mes arrières pour que l’on ne découvre pas, un matin, mon cadavre jeté dans l’Oubangui ou dans je ne sais quelle forêt perdue… à cause du travail que j’exerçais pourtant au profit de mes assassins potentiels. Ce n’est pas de la littérature ni le fruit de mon imagination. C’est la triste réalité ! Je déclare solennellement que j’ai appris, à mes dépens et selon les mots de Frantz Fanon, que l’ennemi du nègre est bien souvent son propre congénère.

     Je trouve par conséquent qu’il est très confortable de disserter, depuis Paris, sur la situation de l’Afrique alors qu’on est parti précisément de ce continent pour chercher un devenir meilleur. Si l’herbe y avait été plus verte, on ne continuerait pas d’assister à l’affligeant spectacle de tous ces clandestins qui font tout pour gagner l’Europe, souvent au péril de leurs vies. On dit qu’il n’y a que les imbéciles qui ne changent pas d’avis. Je ne demande donc qu’à être convaincu par ceux qui réussiraient là où je ne vois personnellement pas beaucoup d’espoir dans le contexte présent. Je sais néanmoins, avec l’expérience de l’âge, qu’il y a loin de la coupe aux lèvres, et que les diseurs, aussi bien intentionnés soient-ils, sont rarement les faiseurs.

Serviteur,

                               Plaisir, 22 décembre 2010