B.1.14. J’ai eu trois pères

 

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J’ai eu trois pères 

 

J’eus dans ma blonde enfance, hélas trop éphémère !
Trois maîtres : un jardin, un vieux prêtre et ma mère.

 

Le jardin était grand, profond, mystérieux,
Fermé par de hauts murs aux regards curieux,
Semé de fleurs s’ouvrant ainsi que les paupières,
Et d’insectes vermeils qui couraient sur les pierres ;
Plein de bourdonnements et de confuses voix ;
Au milieu, presque un champ, dans le fond, presque un bois.
Le prêtre, tout nourri de Tacite et d’Homère,
Etait un doux vieillard. Ma mère – était ma mère !

 

Ainsi je grandissais sous ce triple rayon. (1)

 

         Ainsi écrivait le grand Victor Hugo en parlant de son enfance, du temps heureux passé au 12, Impasse des Feuillantines, à Paris, près du Panthéon. C’était entre 1809 et 1813. « J’eus dans ma blonde enfance, hélas trop éphémère, trois maîtres… ».

         Lorsque je repense à ces vers appris par cœur dans le Lagarde et Michard de ma classe de première (Dakar, années 1968-1969), à présent que j’aborde le cap de la soixantaine et que je jette un regard sur le temps passé, je réalise que j’ai eu trois pères qui m’ont servi, tour à tour, de maître. Chacun d’eux, à sa manière, a su guider mes pas sur la route cahoteuse de ma vie. Les trois se connaissaient bien ; je les ai tous appelés naturellement « papa » le temps que j’ai eu à marcher à leurs côtés.

         Le premier est mon géniteur : il s’agit de Jean Amédée FELIHO. En dépit des nombreuses disputes et des bagarres qui ont émaillé sa vie de couple  avec ma mère, je garde un souvenir heureux de mon enfance passée à Douala, au Cameroun, et ensuite à Dakar, au Sénégal. Notre cheminement s’arrêtera en 1972, année où il s’en est allé vivre définitivement au Dahomey (2) avec sa nouvelle famille. La dernière fois que je l’ai vu, ce fut de façon rapide, en 1973, durant les noces de ma sœur Edwige à Dakar. Mon vrai père aura été mon maître en ce qu’il m’aura appris… qu’il ne fallait précisément pas faire comme lui. Ce conseil, il me l’a écrit lorsque je me suis civilement marié, en décembre 1975, à Dunkerque. Il est mort accidentellement en novembre 1987, fauché par un taxi à Cotonou, alors qu’il allait avoir 62 ans. Il n’aura pas goûté au bonheur de connaître chacun des 28 petits-enfants et des 3 arrière-petites filles que ma mère se targue d’avoir aujourd’hui.

         Mon deuxième père fut René VERNY. C’est à lui et à tous les siens que je dois ma francitude. Venu comme coopérant au Sénégal en 1962 avec sa femme et leurs six enfants, j’ai fait sa connaissance lorsque nous sommes devenus voisins à la Sicap Liberté III. Emmanuel, le quatrième de la fratrie, est très vite devenu mon compagnon de jeu. Au fait de nos difficultés familiales, les VERNY ont su nous aider de leur mieux : conseil, arbitrage et même assistance financière. J’ai longtemps vécu dans leur intimité, à Dakar d’abord, puis à Abidjan lorsque je me suis retrouvé dans cette ville, en octobre 1970, pour entamer mes études universitaires. René et sa femme Régine ont été mes témoins à l’occasion de mon mariage, en 1976, en l’église Notre-Dame des Champs, à Paris. L’une de mes plus grandes fiertés a été d’avoir pu les accueillir, durant un mois, dans mon domicile de Quito (Equateur) où j’étais à mon tour en coopération. C’était en février 1996. René VERNY décèdera cinq ans plus tard, à l’âge de 75 ans. Après sa crémation au Père Lachaise, je reconduisis sa femme en voiture à la maison. Nous nous trouvions Porte de Bagnolet, à hauteur des tours Mercuriales, lorsque nous avons appris que les tours jumelles de New-York venaient d’être percutées, l’une après l’autre, par des avions de ligne. Maudit 11 septembre !

         Mon troisième père fut… mon beau-père. Je veux parler de Madické KA. Nous devînmes voisins lorsque mon père acheta, en 1969, une nouvelle villa à la Sicap Liberté V. Sa femme et lui avaient quatre garçons et une seule fille qui était la cadette. Je me suis mis à la fréquenter, en cachette, dès l’été 1971. En 1973, le jour même où elle eut son bac, elle mit enfin ses parents au courant de notre relation. Si Mme KA, qui était française, s’est montrée au prime abord assez réservée à mon endroit (pour ne pas dire franchement hostile), M. KA m’a tout de suite adopté. Ce soir de juillet 1973 où je me suis présenté en leur domicile en compagnie de ma mère pour leur faire part du sérieux de mes intentions, il m’a dit exactement ceci : « Depuis le temps que je te vois rôder par ici, je sais très bien que ce n’est pas pour mes beaux yeux, mais bien pour ceux de ma fille ; ce n’est pas à un vieux singe comme moi que tu vas apprendre à faire la grimace ! Je sais néanmoins que tu es un bon garçon. J’ai apprécié la façon dont tu as su remplacer matériellement ton père auprès des tiens après son départ pour le Dahomey. Je ne m’oppose donc pas à ce que tu fréquentes ma fille. Seulement, si votre relation devait se conclure un jour par un mariage, je ne veux pas que tu l’emmènes vivre dans ton pays natal ; j’aurais trop peur qu’on lui fasse du mal. C’est tout ce que j’ai à dire en ce qui me concerne ! ». Les KA seront bien présents à Paris lorsque j’épouserai religieusement leur fille en août 1976. Mais, en outre, M. KA mettra un soin particulier à venir du Sénégal pour la naissance de chacun des deux petits-enfants que sa fille et moi lui donnerons. Il est mort d’un cancer du médiastin en septembre 1986, six mois à peine après avoir pris sa retraite à l’âge de 55 ans. Sentant venir son heure dernière, alors qu’il se reposait dans ma maison de Fouju (Seine-et-Marne) seulement depuis la veille, il m’a demandé, d’un ton qui n’appelait aucune réplique, d’appeler rapidement une ambulance. Digne jusqu’au bout, ce grand Casamançais ne voulait pas infliger le spectacle de sa dépouille à ses petits-enfants qui n’avaient que 9 et 2 ans au moment des faits. Il a expiré durant son transfert à l’hôpital de Villeneuve-Saint-Georges où il avait été jusque là en soins.

            J’ai eu trois pères et, de là où ils sont, ils savent que je remercie tous les jours chacun d’eux d’avoir contribué à faire de moi ce que je suis.

                                                                                                                   Plaisir, 15 mars 2013

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(1) « Ce qui se passait aux Feuillantines vers 1813 ».
Les Rayons et les Ombres.
 1840
(2) Le Bénin a accédé à l’indépendance complète le 1er août 1960, sous la dénomination de République du Dahomey. Les pouvoirs furent transmis au président Hubert Maga par le ministre d’État français Louis Jacquinot. En 1972, l’officier Mathieu Kérékou prend le pouvoir. Il adopte en 1974 le marxisme-léninisme comme idéologie officielle du gouvernement et, en 1975, rebaptise le pays République populaire du Bénin.