B.1.30. C’était il y a 42 ans…

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C’était il y a 42 ans, un jour comme celui-ci…

 

C’était il y a 42 ans, un jour comme celui-ci, le 11 novembre 1974.

Je suis arrivé en France, en provenance de Dakar, seulement depuis l’avant-veille. C’est la première fois que je quitte mon continent africain. J’ai passé deux nuits chez mon ami Raymond Guillaneuf qui occupe un petit appartement au 181, de la rue Ordener, non loin du métro Jules Joffrin, dans le 18ème arrondissement. Je l’ai connu à Abidjan, durant l’année 1970-1971 où je commençais mes études universitaires.

A présent, dans cet après-midi gris et froid, ce sont mes amis Emmanuel Verny et Henry Haustant qui me conduisent dans la voiture de ce dernier à la gare de l’Est. Je dois y prendre le train pour Strasbourg, la ville où j’ai choisi de poursuivre mes études. Voyant que je n’ai sur moi que la petite veste de velours côtelé bleu que je me suis fait confectionner à Dakar pour mes 20 ans, Emmanuel m’offre son blouson en m’assurant que j’ignore manifestement tout de la rigueur du climat que je devrai affronter là où je me rends. Et il avait bien raison : je n’ai jamais eu autant froid de ma vie qu’en Alsace !

Il fait déjà nuit noire lorsque j’arrive à destination. Ne connaissant rien de la ville, je demande au taxi que j’emprunte de me déposer dans le centre, là où je pourrai trouver, selon la formule consacrée, « un bon hôtel pas trop cher ». J’y resterai quatre nuitées.

Tous les matins, je me rends au CROUS (1) afin d’y dénicher l’adresse d’une chambre à louer. Ce ne peut être que chez l’habitant car, étant arrivé du Sénégal alors que les cours ont déjà commencé, il n’y a plus une seule place vacante dans les cités universitaires. On me communique diverses adresses, généralement situées dans la proche banlieue de Strasbourg. A chaque fois, c’est la même déconvenue : la chambre qui était censée être disponible lorsque l’on s’en assure, par téléphone, devant moi, au CROUS, ne l’est plus lorsque je me présente, en personne, devant le bailleur. C’est vrai que, énoncé au téléphone, le nom de Raoul Féliho ne fait pas de moi un noir bon teint. Circulez, il n’y a rien à louer !

De guerre lasse, je finis par téléphoner à Pierre Lauxerois, un ami de Raymond Guillaneuf, à qui il m’a chaudement recommandé. Je lui explique ma situation, insistant principalement sur le fait que mes moyens financiers ne me permettront pas de séjourner une deuxième semaine à l’hôtel sans me mettre dans un grand embarras. Il m’invite à passer le voir le soir même à son domicile, un peu après 18 heures. Lorsque je sonne à l’heure dite à la porte de son immeuble sis rue Oberlin, à deux pas de la Place des Vosges, c’est son épouse qui me facilite l’accès. Pierre Lauxerois n’est pas encore rentré ; mais cela ne saurait tarder, m’assure la gentille dame : le chat, connaissant les habitudes de son maître, vient de filer vers la cage d’escalier.

Le maître de céans fait en effet son apparition et se défait rapidement de son chapeau et de son imperméable qu’il accroche à une patère du couloir. Il a un sourire franc et direct qui me met aussitôt à l’aise. Il m’explique qu’il n’est que depuis peu inspecteur d’académie dans la région. M. Coppey, le collègue qu’il a remplacé, est décédé subitement d’une crise cardiaque dans le train qui le conduisait à Nancy pour une inspection. Mais sa veuve habite toujours l’immeuble d’en face, dans un très grand appartement, avec leurs quatre jeunes enfants. Pierre Lauxerois pense qu’ils disposent également d’une chambre de bonne sous les combles. Prenant son téléphone, il choisit de vérifier immédiatement cette information capitale pour moi. La chambre existe bien, elle est libre de tout occupant et Mme Coppey est disposée à me la louer pour la modique somme de cent cinquante francs par mois. Pour moi qui payais 40 francs par jour à l’hôtel, c’est véritablement une aubaine. J’ai visité la chambre meublée qui m’a plu de suite. Ne voulant pas laisser filer l’occasion, j’ai versé à ma logeuse trois mois de loyer d’avance et, la même nuit, j’ai pris possession des lieux.

Les voies du Seigneur sont impénétrables…

Je resterai réellement à Strasbourg, en qualité d’étudiant, tout juste quatre mois : n’étant pas boursier et ne trouvant pas de travail sur place, je devais impérativement gagner ma vie. La seule façon d’y parvenir a été d’accepter une formation en gestion hôtelière rémunérée au SMIC (2) à Paris. Je suis donc parti au début du mois de mars 1975 et je ne suis revenu à Strasbourg qu’au mois de juillet pour déménager mes maigres affaires. A l’issue de ma formation, on m’avait immédiatement offert une affectation comme économe à l’Hôtel Frantel de Dunkerque. Dans l’intervalle, j’aurai néanmoins continué à verser, rubis sur l’ongle, le montant de mon modeste loyer à ma bienfaitrice avec qui je suis toujours resté en contact. Vaillamment, elle a continué d’élever seule ses quatre enfants qui ont tous bien réussi dans la vie : Odile, la fille aînée, est agrégée de grammaire et inspecteur d’académie dans le Limousin ; Françoise, la cadette, est professeur de violon alto au Conservatoire de Strasbourg ; Pierre, le premier des garçons, est patron de Vinci Autoroutes après avoir suivi une formation ENA ; quant à Marc, le petit dernier qui avait tout juste cinq ans quand je l’ai connu et qui trouvait à l’époque que j’avais une barbe rachitique, il est devenu un violoncelliste de renom (3) que j’ai eu l’occasion de voir en concert à Paris depuis que je suis à la retraite.

Les voies du Seigneur sont impénétrables…

Malgré mes études avortées à Strasbourg, j’ai eu à coeur de les reprendre, tout en exerçant une activité salariée, une fois que je me suis installé dans le Nord. Lorsque je soutiendrai ma thèse de doctorat (4), le 17 décembre 1983 à l’Université de Lille III, le Professeur André Labertit, l’ancien directeur du département Espagnol dans mon UER (5) de Lettres, acceptera de faire le déplacement depuis Strasbourg pour être le troisième membre du jury qui me gratifiera de la mention « Très bien ».

Alors, lorsque l’on me parle aujourd’hui du problème de l’immigration, fort de ma propre expérience, je refuse d’être manichéen : il n’y a pas d’un côté les « pauvres » migrants et, de l’autre, les « méchants » Français qui ne voudraient pas les accueillir. La vérité est dans l’entre-deux ; tout le monde a un effort à faire pour trouver une issue qui soit digne, humaine, à défaut d’être pleinement heureuse ; en tout émigré, il y a un être écartelé !

Plaisir, 11 novembre 2016

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(1) Centre régional des oeuvres universitaires et scolaires

(2) Je vous parle d’un temps où le SMIC était à 1000 francs, la baguette de pain à 0,75 centimes, le ticket de restau U à 2,50 francs et le billet de train Paris-Strasbourg à 75 francs.

(3) Voir son site officiel www.marccoppey.com

(4) « Eugenio de Ochoa, 1815-1872, traducteur d’auteurs du 19ème siècle français »

(5) Unité d’enseignement et de recherche