B.1.11. Si mon permis vous était conté…

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Si mon permis vous était conté…

 

     Avoir le permis de conduire… un rêve d’enfant que j’ai pu concrétiser deux mois avant d’avoir mes 18 ans. C’était à Cotonou, au Dahomey (1).

     Nous étions en avril 1971. Etudiant de première année à l’Université d’Abidjan, j’avais décidé d’aller passer les vacances de Pâques dans mon pays natal en y accompagnant ma mère. Dix ans après notre départ, nous allions de nouveau fouler ensemble cette terre que nous avions quittée, en septembre 1960, pour nous installer avec toute la famille à Dakar, au Sénégal. Le samedi 3 avril 1971 – cette précision de date aura son importance dans la suite de mon récit – je suis donc monté, à l’aéroport de Port-Bouët, dans le même vol d’Air Afrique que ma mère avait emprunté depuis Dakar. C’est ainsi que nous avons débarqué, le soir venu, à Cotonou. Ma tante Anne était là pour nous accueillir. Elle nous a aussitôt embarqués dans sa 2 CV conduite par son chauffeur Jérôme. Et nous voilà partis pour sa villa de Porto-Novo située à quelque quarante kilomètres.

     La villa de ma tante était remplie de nombreux cousins et cousines, sans compter les domestiques. Willy, le plus âgé des enfants de ma tante, avait tout juste cinq mois de plus que moi ; mais, de façon curieuse, c’était celui avec qui j’échangeais le moins. J’attribuais sa réserve à une sorte de complexe due à sa petite taille et au fait qu’il était encore au lycée alors que moi j’étais déjà à l’université. Ceci n’aurait pas été un problème pour moi si le bonhomme ne m’avait pas carrément snobé, préférant passer le plus clair de son temps dans sa chambre avec ses copains et ses copines. J’ai profité de la soirée du samedi et de la journée du dimanche pour faire plus ample connaissance avec ses frères et soeurs. Mais je ne me voyais pas consacrer ma semaine de vacances à deviser gentiment avec eux sur la terrasse, si sympathiques fussent-ils tous. C’est ainsi que, dès le lundi matin, je partis, seul, à la découverte de la capitale administrative du Dahomey.

     En empruntant une des artères animées du centre-ville, je me retrouvai devant une bicoque qui portait pompeusement l’écriteau de « Auto-Ecole Moderne ». Sans hésiter, je choisis d’entrer à l’intérieur. Elle n’était constituée que d’une seule pièce et comportait tout juste un bureau derrière lequel trônait un homme en costume traditionnel. Il m’invita à m’asseoir sur l’une des deux chaises en bois situées en face de lui et s’enquit de l’objet de ma visite. Sans me démonter, je lui fis part de mon intention de passer le permis de conduire et je lui demandai, tout de go, combien cela allait me coûter. « Exactement 10.000 F CFA (2), me répondit-il, formation et frais de dossier compris ». Je lui répondis que cela était dans mes moyens. Mais je lui annonçai, dans la foulée, que je n’avais que cinq jours devant moi pour mener à bien mon projet : pour raisons d’études, je devais impérativement rentrer à Abidjan le samedi 10 avril au soir. Amusé par mon aplomb, il me lança que tout dépendait de moi et que, si j’étais d’accord, nous pouvions nous mettre au travail tout de suite. C’est ainsi que je reçus mon premier cours de code après m’être acquitté de la totalité de la somme exigée.

     Comme vous pouvez l’imaginer, le reste de la semaine se déroula à un rythme d’enfer. Le matin, j’avais une leçon de code dans le bureau de mon moniteur et, l’après-midi, il m’emmenait dans sa vieille Renault 4L m’exercer sur les routes poudreuses des extérieurs de Porto-Novo. Je n’eus pas de problèmes spécifiques durant les cours de code pratiqués à l’aide de grands tableaux à signaux qui ornaient les murs du minuscule bureau. Pour la conduite, je me débrouillais assez bien également. Une précision cependant : mon mentor avait horreur que je mette mes mains, côte à côte, au milieu du volant au lieu de les avoir sagement posées de part et d’autre de celui-ci. Dès qu’il me prenait en faute, j’avais droit à une tape sévère sur les mains incriminées, ce qui ne manquait pas de me surprendre et avait failli nous envoyer dans le décor une ou deux fois.

     Lorsque nous arrivâmes au vendredi soir, après cinq cours de code et cinq leçons de conduite, mon maître estima que j’étais fin prêt, en particulier pour l’épreuve du créneau, la première à affronter lors de l’examen ; de plus, cette épreuve était éliminatoire. Il me tint alors ce discours :

– Mon petit, j’ai un problème ; mais, toi, tu n’as pas à t’inquiéter. Tu as vu l’état de ma voiture ? Elle ne pourrait pas nous conduire jusqu’à Cotonou et, encore moins, te servir pour effectuer un créneau correct. Je me suis arrangé avec l’inspecteur du Service des mines : tu passeras l’examen à bord de leur véhicule ! Voici ta convocation !

     Ouf ! Un moment, j’avais eu peur de m’être fait arnaquer. Mais le type avait vraiment l’air sincère. Et puis, tout compte fait, qu’avais-je à perdre sinon les dix mille francs que j’avais investis dans l’opération et qui correspondaient à un peu moins de la moitié de ma bourse d’étudiant ? Je décidai donc de jouer le jeu jusqu’au bout.

     Le samedi matin, de très bonne heure, j’empruntai un taxi collectif à la gare routière, direction Cotonou. Lorsque je débarquai moins d’une heure plus tard dans la capitale économique du Dahomey, je me débrouillai pour gagner à pied le lieu où se passait l’épreuve du créneau. Il était situé tout juste derrière le palais présidentiel, à deux pas du bord de mer. Lorsque j’arrivai, la place était déjà noire de monde. Il y avait bien sûr les officiels du Service des mines et les candidats du jour dont j’allais faire partie ; mais il y avait surtout la foule des badauds venus se payer du spectacle à bon compte.

    La scène d’exécution – c’est  ainsi qu’elle m’apparut – était matérialisée par quatre cônes de Lübeck à l’avant desquels était garée une Citroën Ami 6 blanche relativement neuve. A l’appel de son nom, chaque candidat sortait de la foule, présentait ses papiers aux examinateurs et se prêtait à la difficile épreuve du créneau. Il lui fallait entrer en marche arrière dans le rectangle délimité par les cônes, sans en toucher un seul, et puis ressortir de la même manière. Chaque fois qu’un cône était percuté, le candidat malchanceux était aussitôt éliminé et se faisait copieusement huer par la foule en délire. Mon appréhension montait sensiblement au fil des minutes : je pouvais constater par moi-même que, s’il y avait beaucoup d’appelés, il y avait bien peu d’élus.

     Lorsque vint mon tour, c’est pourtant d’un pas décidé que je m’arrachai de l’assistance. Je ne manquai pas cependant d’entendre les quolibets qui fusaient dans mon dos : « Quoi ? Même les yéyés se mettent à présent à passer le permis ? On aura tout vu ! ». J’attribuai ces remarques désobligeantes à ma tenue vestimentaire composée d’un pantalon patte d’éléphant et d’une chemise à fleurs qui moulait mon jeune torse. Je choisis de ne pas y prêter plus d’attention que nécessaire et me dirigeai vers le groupe d’examinateurs.

     Celui qui m’échut me parla d’un ton très paternel qui me mit en confiance.

– Ne fais nullement attention à eux : ce sont tous des vauriens ! Concentre-toi simplement sur ton épreuve. Ton moniteur m’a parlé en bien de toi et m’a assuré qu’il t’avait correctement préparé. Comme tu es jeune, je vais bien ajuster le siège pour toi. Tu n’es pas limité par le temps pour cette épreuve ; prends donc celui qu’il te faut. Et crois-moi, si tu arrives à entrer à l’intérieur du créneau, tu n’auras aucun mal à en sortir.

     Je suivis ses conseils et exécutai la manoeuvre de marche arrière au millimètre, en prenant bien tout mon temps et en m’aidant des différents rétroviseurs comme mon moniteur m’avait appris à le faire. De plus, la voiture d’examen était autrement plus souple que la vieille guimbarde à laquelle j’avais été accoutumé durant ma semaine d’initiation. Je parvins donc à la caser dans le rectangle maudit sans coup férir, et je la fis ressortir de la même façon. Il y eut des vivats en provenance de la foule ; mon examinateur vint lui-même me donner l’accolade pour la qualité de ma prestation. Mes jambes flageollaient un peu, mais je venais indéniablement de gagner la première manche.

     Lorsque le dernier candidat du jour fut éliminé à son tour, il était pas loin de midi. Mon examinateur m’ordonna alors de prendre le volant de la Citroën Ami 6 pour la suite des épreuves et monta à mes côtés. Il m’enjoignit de prendre la direction du centre-ville, vers le marché central. Qui a connu le Cotonou du temps peut s’imaginer le ballet des vélomoteurs et autres zémidjan (3) virevoltant au milieu des véhicules, à une heure qui correspondait à la sortie des bureaux, à la veille d’un court week-end attendu avec impatience par tous les travailleurs. Je réussis néanmoins à conduire ma voiture dans le flot de la circulation, en faisant bien attention aux piétons et évitant de justesse les deux ou trois pièges que l’examinateur voulut me tendre en me demandant inopinément de tourner, à gauche ou à droite, dans des sens interdits. Pour finir, il me dirigea vers une zone pavillonnaire où se trouvait un imposant rond-point avec un jardin public en son milieu. Il m’ordonna d’en faire le tour en marche arrière, en restant le plus près possible du terre-plein central. Satisfait de ma démonstration, alors qu’il allait être une heure de l’après-midi, il me fit ramener le véhicule à sa base où il n’y avait déjà plus âme qui vive. Il dut ouvrir lui-même son bureau et m’y posa quelques questions relatives au code et à l’entretien d’un véhicule à moteur. La seule question à laquelle je ne sus répondre fut la suivante : « Vous avez une voiture sur laquelle on vient de démonter l’alternateur ; est-ce que votre voiture peut fonctionner ? ». Un peu hésitant, je choisis de répondre par la négative, l’alternateur m’apparaissant comme une pièce maîtresse. Et mon examinateur de me révéler : « Bien sûr que oui ! L’alternateur n’a pour fonction que de charger la batterie. Donc, tant que votre batterie a du jus, la voiture peut démarrer. Mais, vous avez été très bon et, surtout, très sûr de vous dans l’ensemble. Voici votre récépissé ! ».

     Il me tendit, en me félicitant encore, le petit feuillet rose qui attestait de ma réussite. Je sortis du Service des mines comme grisé. Une heure plus tard, arrivé à Porto-Novo, c’est dans le même état d’ivresse que je brandis sous les nez de ma mère et de ma tante le document officiel qui faisait de moi un vrai conducteur. Ma tante n’en croyait pas ses yeux. Elle finit néanmoins par reconnaître que, en accomplissant en moins d’une semaine cet exploit, je m’étais révélé en tous points digne des espoirs qu’elle fondait en moi. Le soir même, laissant ma mère poursuivre ses vacances à Abomey, je reprenais l’avion pour Abidjan.

     A la fin du mois de juin, alors que j’avais enfin 18 ans révolus, profitant des vacances universitaires, je revins au Dahomey pour entrer en possession de mon permis en bonne et due forme, le fameux document cartonné rose. De Porto-Novo où je résidais de nouveau chez ma tante, je fis trois fois le voyage à Cotonou, mais sans succès. La réponse du préposé était invariablement la même : « Il y a des problèmes à l’imprimerie ; il n’y a pas de papier ; il vous faudra revenir dans quelques jours ». Lorsque je fis part de mon agacement et de ma vive déception à ma tante, elle s’esclaffa : « Mais, tu n’as rien compris ? Nous sommes au Dahomey, mon petit ! Ce fonctionnaire a vu que tu t’appelles Féliho et estime que tu ne peux qu’être qu’un gosse de riche. Il veut simplement que tu lui graisses la patte. La prochaine fois que tu iras le voir, glisse-lui discrètement un billet de mille francs dans la paume de la main et demande lui des nouvelles de sa maisonnée. »

     Ce conseil, qui dénotait d’une bonne connaissance des moeurs locales, ne tomba pas dans l’oreille d’un sourd. Bien décidé à récupérer mon document, je lui suivis donc scrupuleusement. Lorsqu’il me vit encore me pointer à son guichet, le préposé m’offrit sa tête des mauvais jours. Mais son visage s’illumina lorsque je le graciai discrètement de mon obole. Il me dit alors :

– Tu sais, petit, les choses dans ce pays sont toujours très compliquées. Reviens cet après-midi. Dans l’intervalle, je vais voir ce que je peux faire pour toi.

     J’allai me promener en ville, me sustentai dans un maquis (4) près de la poste et, lorsque je fus de retour sur le coup de trois heures, le bonhomme sortit, comme par magie, le fameux sésame qui devait traîner depuis plusieurs semaines dans ses tiroirs. Il me le tendit en me demandant mielleusement : « De quel Féliho es-tu donc le fils ? Votre famille est si importante ! »

     Afin qu’il ne se fasse pas d’illusions sur d’autres gains possibles, je lui appris que mon père, Jean Féliho, était parti du pays depuis 1951 et qu’il travaillait actuellement au Sénégal. Il parut un rien dépité, mais moi je n’en avais que cure : je pouvais définitivement tourner la page dahoméenne de l’histoire de mon permis.

     Jeune conducteur, je me suis un peu fait la main à Abidjan sur la Renault 4L de Régine Verny ; elle me permettait parfois de m’en servir, le samedi soir, pour sortir avec les copains. Je me souviens également d’avoir fait visiter, à bord de ce même véhicule, la capitale ivoirienne à mon père lorsqu’il a séjourné quelques jours dans la ville, en octobre 1971, en route pour Dakar. Revenu moi-même à Dakar, mon futur beau-frère, le Docteur Félix Agbalika, m’a confié sa Volkswagen Coccinelle durant l’hivernage de 1972, pendant que lui-même était en vacances au Dahomey. Une fois arrivé en France, je me rappelle avoir conduit jusqu’à Nancy, à leur requête, la 2 CV de deux étudiants rouennais qui m’avaient pris en stop à la sortie de Fontenay-sous-Bois ; comme ils n’avaient manifestement pas dormi leur nuit, nous nous sommes rendus mutuellement service ; ce devait être en avril 1975. Econome du Frantel Dunkerque de juillet 1975 à décembre 1976, j’ai utilisé régulièrement la Peugeot 204 break de l’hôtel pour les besoins du service. Mais, je ne suis devenu un conducteur régulier qu’en faisant, en mars 1976, l’acquisition de ma première voiture, une 2 CV bleu pétrel toute neuve, immatriculée 124 HU 59. Tout comme la première fille qu’on a prise dans ses bras, on n’oublie jamais sa première voiture !

     Au début de 1979, alors j’avais repris mes études à l’Université de Lille III, je me suis fait arrêter dans la Grande Rue de Roubaix par un policier, à l’occasion d’un contrôle de routine. En examinant mon permis, il m’a demandé depuis combien de temps je vivais en France. Quand il a constaté que cela allait bientôt faire cinq ans, sans me verbaliser, il m’a conseillé d’aller vite changer mon permis à la Préfecture du Nord. C’est donc de là que vient la première particularité de mon permis français : il est le fruit de la conversion d’un permis dahoméen, avec la mention  » Gratis Echange  » inscrite au dos.

     La seconde particularité de mon permis français a trait à l’adresse qui y figure : le 7, boulevard du Palais, à Paris 4ème ! Pour tous les connaisseurs, c’est l’adresse de la Préfecture de Police, la fameuse « PP ». J’étais déjà Officier de Paix lorsque, en octobre 1986, j’ai passé mon permis moto aux frais de cette institution pour laquelle j’exerçais alors. Et comme un policier d’active ne fournit jamais son adresse personnelle, trente ans plus tard, alors que je suis déjà à la retraite, je continue d’être domicilié à la Préfecture de Police de Paris.

     Pour toutes les raisons qui précèdent, je crois qu’il est inutile de vous préciser que je ne suis pas du tout pressé de changer mon permis rose pour le nouveau permis sécurisé dont on nous vante pourtant les mérites. Pour ce faire, je m’abrite derrière ce que stipulent les textes :  » Tous les permis de conduire délivrés avant le 16 septembre 2013 sont valables jusqu’au 19 janvier 2033 « .  J’irai alors sur mes 80 ans… si je suis encore en vie.

Fin de l’histoire ? (5)

Plaisir, 14 janvier 2017

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(1) Le Dahomey est devenu officiellement la République populaire du Bénin, le 30 novembre 1975, sous le gouvernement de Mathieu Kérékou.

2) En 1960, le nouveau franc français entre en circulation. En 1971, 1 FRF vaut toujours 50 FCFA. Mon permis m’aura donc coûté, en tout et pour tout, 200 francs français de l’époque, soit à peine 30,50 € aujourd’hui.

(3) Motos-taxis

(4) Appelé parfois circuit ou nganda, le maquis désigne un restaurant de type populaire en Afrique francophone, en particulier en Côte d’Ivoire et au Burkina Faso.

(5) En plus des permis auto et moto, j’ai passé une licence de pilote privé sur monomoteur, en juin 1994, à Caracas. A présent que je vis une partie de l’année en Bretagne, afin de me lancer à la découverte de ses merveilleux abers, je songe sérieusement à passer le permis bateau.