B.1.31. Le jour où je suis devenu grand !

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Le jour où je suis devenu grand !

 

     Ce fut d’abord un sentiment diffus, l’impression de marcher sur une longue route où il n’y avait personne. Je regardais devant, je regardais derrière ; j’étais terriblement seul, sans âme qui vive à mes côtés ;  j’étais juste là, effondré sur mon bureau : ma soeur Solange venait de m’annoncer qu’elle était morte. Nous étions le matin du dimanche 27 novembre, premier dimanche de l’Avent.

     Le mercredi 30 novembre, Soad et moi avons pris l’avion pour Dakar. Ma soeur Jeannette voyageait à bord du même vol qui a décollé de Paris-Orly. L’impression constante et fort désagréable de fonctionner comme un automate, de faire les choses juste parce qu’il faut les faire.

     Le jeudi 1er décembre, dans l’après-midi, mon petit frère Jocelyn et moi avons décidé d’aller à la morgue de l’hôpital de Fann. Lorsque nous sommes ressortis au bout d’une demi-heure en compagnie de Soad, ce sentiment de grande solitude et d’agir comme un robot ne m’avait toujours pas quitté. Nous venions de la voir. Dans cette salle nue et froide, lorsque le préposé l’a extirpée de son caisson pour nous la présenter, elle paraissait pourtant encore plus seule et plus abandonnée que moi.

     Puis, ce fut la série des veillées de prière dans sa maison des HLM 1 où il y eut toujours beaucoup de monde par rapport à la capacité de la petite pièce. Je n’étais donc pas seul ; mais je continuais de fonctionner comme un zombie, tâchant de faire bonne figure à tout un chacun, reprenant avec l’assistance les dizaines de chapelet, essayant d’entonner avec elle les quelques cantiques que je connaissais.

     L’après-midi du vendredi 2 décembre, on nous a dit que nous, les enfants, devions nous présenter à la morgue pour une cérémonie rituelle fon qui devait être effectuée avant que les femmes ne procèdent à la toilette du corps. Avec mes frères, j’ai aidé l’employé de la morgue à transporter la dépouille jusque dans l’une des salles affectées à cet effet. Il y eut des gémissements, ll y eut des pleurs ; mais c’est comme si je n’étais pas là, comme si tout cela se passait en dehors de moi et ne me concernait pas.

     Puis vint le samedi 3 décembre. De bon matin, nous avons de nouveau pris le chemin de la morgue. La défunte fut habillée d’une longue robe blanche et déposée dans son cercueil qui avait été auparavant tapissé de diverses étoffes offertes par les parents et amis. On ajusta ensuite le couvercle, sans pour autant le visser. Une lente procession de véhicules suivit le corbillard qui marqua un arrêt dans la villa des HLM. Le cercueil fut sorti du fourgon et déposé sur la table à manger du séjour. Il y eut de nouveau des prières, le temps que la morte puisse définitivement dire adieu à la maison où elle aura vécu plus de cinquante ans. La procession reprit sa route, en direction de l’église Sainte-Thérèse. Dans le cortège, alors qu’on traversait les quartiers de Ouagou-Niayes et de Bopp, je conduisais machinalement ma voiture de location : je n’étais toujours pas là ou j’étais un autre !

     Arrivé à l’église, le cercueil fut exposé, ouvert, dans un coin de la nef, juste à gauche de l’entrée. Il y eut de nouveau la récitation du chapelet, alternée par des chants. Pendant ce temps, l’assistance défilait en silence ; certaines personnes embrassaient la défunte ; d’autres se contentaient d’un simple geste d’affection en touchant le cercueil. Au bout d’une heure, celui-ci fut définitivement fermé puis amené devant le porche de l’église où le prêtre procéda à sa bénédiction. La messe des funérailles allait pouvoir commencer.

     J’ai toujours aimé les chorales de nos paroisses de Dakar. J’ai toujours été bluffé par le fait que, avec si peu de moyens matériels et de connaissances musicales, elles puissent livrer un répertoire de qualité composé souvent de pièces inédites qui n’ont rien à envier à ce à quoi on est accoutumé en France. Pour une fois, par la grâce de la musique, la puissance des voix et la magie du rythme, j’ai été un peu plus attentif à ce qui se passait autour de moi. J’étais comme anesthésié ; cet état de béatitude a duré jusqu’à ce que l’on m’appelle à l’ambon pour dire les quelques mots que j’avais préparés sur la disparue.

     J’ai essayé d’expliquer comment sa vie, toute sa vie, avait été l’histoire d’une fidélité : fidélité à son mari, fidélité à ses enfants, fidélité à un pays, ce Sénégal où elle n’était pas née, mais où elle avait choisi d’être enterrée. Et, pendant que je me livrais à cet exercice de circonstance, le cercueil était là, devant moi, sous mes yeux, dans toute sa solitude.

     Et j’ai vu, en un éclair, le long cheminement qui avait été le sien avant que d’échouer en cet endroit. J’ai vu le Dahomey et le Cameroun de mon enfance aux côtés de cet être chéri ; j’ai surtout vu toutes ces années difficiles passées à Dakar où chaque jour était un jour à gagner tant les problèmes étaient innombrables. Lorsqu’est venu le moment de parler de tout ce que la morte avait représenté pour moi, de cette foi solide qu’elle m’avait léguée, ma voix s’est lamentablement brisée. C’est en cet instant précis que j’ai réalisé qu’elle ne serait plus jamais là pour moi et qu’il me faudrait dorénavant me débrouiller seul dans la vie ; c’est à ce moment que je suis devenu grand.

     Le jour où je suis devenu grand, c’est le jour où j’ai perdu ma mère.

                 Plaisir, 13 décembre 2016