B.1.28. Désormais, JE sera IL !

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Désormais, JE sera IL !

 

     Il avait commencé à écrire son histoire depuis dix-sept ans déjà. En se retrouvant seul dans ce studio de banlieue après avoir quitté sa maison et les siens, il était vital pour lui de tout comprendre, comprendre comment, au bout de vingt-cinq années d’efforts soutenus, il était arrivé à cette décision qui  bouleversait sa vie de fond en comble.

     La première personne à qui se confier qui lui vint à l’esprit fut sa grand-mère maternelle, sa chère Nanan, qui vivait là-bas au Bénin. Après vingt-deux années passées à l’étranger sans jamais revenir en Afrique, il n’avait pu la revoir qu’à l’été 1996, après sa mission de coopération en Equateur. Alors, tous les soirs en rentrant du travail, il se mettait à son ordinateur pour lui écrire ce qu’il avait sur le coeur ; c’était un essai d’analyse de son propre moi, un peu comme une thérapie. La seule exigence qu’il s’imposait en narrant son histoire, c’était celle de la vérité : il avait décidé de dire les choses, simplement, sans fard, mais dans leur entièreté.

     Trois années passèrent ainsi, trois années pendant lesquelles il s’était débattu dans des tribulations judiciaires sans parvenir à obtenir le prononcé du divorce d’avec sa femme. La raison ? Celle-ci ne voulait plus divorcer et lui imposait une séparation de corps que le juge avait fixée à six ans avant qu’il puisse lui-même formuler une demande reconventionnelle. La loi était ainsi faite et il devait s’y plier, que cela lui plaise ou non. Alors, il choisit de repartir à l’étranger en 2001. Ce fut Cuba, puis la Jamaïque et, pour finir, le Centrafrique où il gagnera le droit d’être admis à la retraite en juin 2008.

     Sa situation maritale n’était pas réglée pour autant. Le sachant hors de France, le quatrième avocat qu’il avait chargé de défendre sa cause depuis l’été 2004 ne faisait pas  beaucoup de zèle, mais n’oubliait pas cependant de lui envoyer régulièrement ses honoraires. Une fois de retour en France, il décida donc d’arrêter les frais et de laisser la justice suivre son cours ; peu lui importait désormais le temps que ceci prendrait.

     C’est alors que l’envie lui vint de reprendre ses grimoires, sa conversation interrompue avec Nanan. Alors qu’il était en poste à Bangui, celle-ci avait eu la malheureuse idée de trépasser dans sa 101ème année. C’était en septembre 2005. Il s’était donc rendu à Cotonou pour aider sa mère et la famille à organiser les funérailles. Celles-ci s’éternisant pour faire droit à la coutume, au bout de dix jours, il avait dû rentrer à Bangui pour reprendre son travail à l’ambassade, la date exacte de l’inhumation n’étant toujours pas arrêtée. Avant de partir, il put juste embrasser une dernière fois à la morgue le front glacé de la défunte et, devant sa dépouille, il se promit de continuer et d’achever ce qu’il avait entrepris. Plus qu’une justification de sa propre existence, cela devenait désormais un devoir de mémoire. La séparation de 1997 l’avait éloigné non seulement de sa femme, mais également de ses enfants. Au travers de ce qu’il voulait raconter, il gardait l’espoir que ceux-ci pourraient enfin comprendre les raisons de son choix et, au-delà de sa propre histoire, découvrir celle de la famille dont ils étaient issus.

     Un peu comme on jette une bouteille à la mer, sur le site qu’il avait créé, il commença à leur parler de son enfance au Cameroun, puis au Dahomey. Vint ensuite, à partir de septembre 1960, l’épopée sénégalaise qui durera quatorze années. Ces années furent difficiles, car faites de violences familiales et de ces déchirements dont un enfant ressort rarement indemne. Le point où il en est arrivé de son récit est une situation-palier ; il a tout juste dix-sept ans et vient d’être admis au baccalauréat. Jusqu’alors, il a parlé de lui à la première personne ; mais, désormais, JE sera IL.

     JE sera IL pour plus de liberté, – non avec l’histoire, car l’exigence de vérité demeure -, mais par rapport aux protagonistes de cette même histoire. Si beaucoup ont disparu (son propre père, sa grand-mère Nanan et, plus récemment, sa soeur aînée), la plupart sont encore en vie et pourraient s’estimer légitimement blessés par une description des choses qui ne les présenterait pas toujours à leur avantage.

     JE sera IL.

    Les faits seront contés avec fidélité ; seuls les noms des personnes et les lieux seront modifiés. Et alors pourra être utilisée la formule de circonstance : « Toute ressemblance avec des personnes ayant réellement existé ne pourrait être que fortuite ».

     JE vous invite donc à lire la suite de son histoire comme un roman, le roman de sa vie, et comprenne qui pourra.

           Plaisir, 9 février 2014