D.1.5. Lettres de Boston 1

 

. .

 

LETTRES DE BOSTON (1)

  

Je voudrais profiter de ces trois semaines de vacances que Soad et moi nous octroyons dans le Massachusetts pour m’essayer à la prose épistolaire, un peu dans le style des « Lettres Persanes » de ce cher marquis de Montesquieu. Ces lettres, je les veux adresser à des êtres qui me sont chers, sans ordre précis de priorité, suivant simplement mon humeur du jour et respectant la seule règle que j’ai consenti à m’imposer en la circonstance : deux heures d’écriture quotidiennes ! Deux heures, pas plus, ni moins : nous sommes en vacances, que diable ! J’écris ma première lettre à Paule et Virginie qui nous accueillent aujourd’hui à Boston.

 

Chères Paule et Virginie,

 

     Cela a vraiment été un grand bonheur que de vous retrouver hier à l’aéroport. Notre voyage fut long, mais néanmoins sans grands embarras. Le plus difficile a été de nous lever à trois heures du matin pour pouvoir être à cinq heures à l’aéroport de Roissy 1. La veille, Soad et moi avions déjà préparé nos valises, de sorte qu’il ne nous restait plus qu’à les boucler. Un peu après quatre heures, nous partions de Châtillon à bord de notre vieille Talbot Horizon, direction Noisiel, en Seine-et-Marne, par l’autoroute de l’est. C’est là que demeurent Anasthasio Diogo, mon fidèle ami, et sa famille. En un peu moins de vingt minutes, nous y étions déjà ; à cette heure, il n’y a pas encore grand monde sur le périphérique. Nous avons casé nos bagages dans la Renault 25 de Diogo (j’ai toujours eu l’habitude, sans savoir pourquoi, de l’appeler par son patronyme) et nous sommes repartis, sans perdre une seconde, pour l’aéroport où nous sommes arrivés à l’heure prévue pour l’enregistrement. J’ai eu un mal fou à trouver des chariots et, après avoir momentanément abandonné Soad et Diogo à la garde de nos affaires, il m’a fallu remonter au niveau du premier parking pour pouvoir en récupérer deux. Nous avons dit au revoir à Diogo, le remerciant encore mille fois de s’être levé à une heure si matinale pour nous servir de chauffeur et lui confiant le chèque du loyer à régler à la fin du mois. Au comptoir de Nouvelles Frontières, nous avons pris possession de nos billets d’avion et sommes allés ensuite enregistrer nos bagages à celui de la Lufthansa, la compagnie par laquelle nous allions voyager sur Boston via Francfort. Il y avait déjà un nombre important de voyageurs faisant la queue devant des guichets désespérément vides de tout employé. Les premiers – c’était curieusement toutes des femmes – ne sont arrivés que dix minutes plus tard.

     Débarrassés de nos encombrantes valises, principalement de la mienne qui était lourde comme du plomb, nous avons choisi de gagner immédiatement le satellite numéro 6 exclusivement réservé aux départs à destination des pays de la Communauté Européenne. Au point de contrôle, il y avait de nouveau foule, et il nous a fallu un petit moment avant que de passer nos bagages de cabine au filtre des rayons X. Mais il nous restait encore un peu de temps à tuer ;  dans la salle d’attente, nous avons eu le loisir de nous offrir sur le pouce le petit-déjeuner que nous n’avions pas pris à la maison.   

     Notre vol est parti à peu près à l’heure. Nous avons mis une heure et vingt minutes pour relier Paris à Francfort et avons pu admirer par le hublot les méandres majestueux du Rhin à l’approche de la grande métropole.

     L’aéroport de Francfort est immense. Pour atteindre le terminal B48 d’où nous devions redécoller pour Boston, nous avons marché un bon quart d’heure, empruntant un tapis roulant interminable et changeant deux fois de niveau à l’aide d’un ascenseur. Au duty free, Soad s’est acheté un flacon d’«Obsession», la nouvelle eau de  toilette signée Calvin Klein. Dans la précipitation du matin, elle avait oublié d’en prendre dans ses affaires. Nous avons voyagé de Francfort à Boston huit heures durant dans un énorme Boeing 747 et avons copieusement été gavés pendant tout le trajet. Le service fourni à bord de la Lufthansa n’a rien à voir avec celui que l’on daigne vous accorder sur les avions d’Air France. Le personnel est plus aimable et plus disponible et l’on bénéficie de toutes sortes d’attentions sans même avoir à les solliciter.

         Nous occupions une rangée de trois sièges. Celui du hublot avait été réservé à un garçon d’une douzaine d’années qui voyageait seul. Il s’appelait Ibrahim Jonathan et arrivait du Caire où il venait de passer six semaines de vacances en compagnie de son oncle et de sa grand-mère paternels. A présent, il s’en retournait à Boston rejoindre ses parents. Le père était égyptien d’origine et la mère américaine. Jonathan nous a expliqué tout ceci avec beaucoup de naturel ; je retrouvais chez lui l’assurance propre à ces enfants à qui l’on a appris de bonne heure à se débrouiller. Durant notre survol de l’Atlantique Nord, il a un peu regardé la télé, moyennement mangé et surtout beaucoup dormi. Ce ne fut donc pas un compagnon de voyage bien encombrant.

     Contrairement à ce que craignait Soad qui avait l’habitude des longues files d’attente aux guichets de l’immigration à l’aéroport de Los Angeles, nos formalités d’entrée sur le territoire américain furent assez vite expédiées. Au passage de la douane, nous n’avons même pas eu à ouvrir nos valises et nous fûmes ainsi très vite dehors. Nous vous avons vues tout de suite, flanquées du chauffeur de la limousine que Paule avait louée pour notre arrivée. Celui-ci nous accueillit avec tellement de simplicité et de gentillesse que j’ai tout d’abord pensé qu’il était l’un de vos amis.

     L’aéroport de Boston est situé à peine à une dizaine de minutes du centre de la ville et nous y arrivâmes très rapidement. J’ai reconnu les abords du port où mouille toujours la réplique du bateau du fameux Boston Tea Party. Nous sommes passés également non loin du Musée de l’Informatique que j’avais eu l’occasion de visiter aussi cinq années auparavant. Au passage, tu nous as fait voir, Paule, le siège de la compagnie d’assurances pour laquelle tu travailles. Cette compagnie s’est lancée dans une politique de rachat de sociétés moins importantes, qui connaissent généralement des difficultés financières, mais qui présentent l’inestimable avantage d’être bien implantées sur leur terrain d’activité. Dans cette politique impitoyable d’absorption, ton rôle consiste à initier le personnel des boîtes ainsi dévorées aux outils informatiques de gestion de la compagnie-holding. Ce travail de formation implique pour toi de nombreux déplacements sur tout le territoire continental des Etats-Unis. L’essentiel est que cela te permet de gagner confortablement ta vie. A cause de ton job, tu as dû quitter Los Angeles pour Boston, mais tu es parvenue aussi à convaincre Virginie de sauter le pas californien et de tenter l’aventure avec toi en Nouvelle Angleterre. Virginie a réussi à vendre dans de bonnes conditions sa maison pourtant acquise depuis peu, puis elle a démissionné du poste de standardiste qu’elle occupait en contrat local depuis près de dix ans au Consulat Général de France à Los Angeles. Après avoir habité pendant trois mois un appartement en location à Concord Square, vous avez trouvé au numéro 53 de la même rue une maison à acheter. Cette fois-ci, ce fut à ton tour, Paule, de mettre tes économies dans l’affaire, réalisant pour un demi-million de dollars l’acquisition de la maison en ton nom.

      Et, à présent que nous y sommes installés pour ces quelques semaines de vacances, je dois reconnaître que votre nouvel home est en tous points ravissant. Son premier charme est de tenir à la fois de la maison et de l’appartement. Situé au rez-de-chaussée d’un immeuble de quatre étages qui date de l’époque victorienne, il est en plein centre-ville, dans le secteur dénommé South End, et c’est là son deuxième intérêt. En dépit de cela, la zone est paisible et, bien que de caractère résidentiel, on y trouve de nombreux commerces de proximité. Votre maison-appartement s’étend sur deux niveaux. Au premier, qui est de plain-pied avec la rue, il y a un immense séjour, une cuisine toute équipée avec frigo à l’américaine, four à micro-ondes et lave-vaisselle intégrés, puis une première chambre à coucher avec sa salle d’eau attenante. Ensuite, par un large escalier droit de bois verni, on descend au deuxième niveau qui correspond au rez-de-jardin. Au débouché de l’escalier, on tombe à main gauche sur un petit débarras ; il vous sert sert de buanderie et accueille légitimement le sèche-linge, la machine à laver et la table à repasser. Une petite porte, située au fond de cette annexe et qui est toujours maintenue fermée à clé, permet d’accéder aux caves de l’immeuble. Toujours sur le palier, un immense placard à vêtements occupe le mur droit. Faisant face à la buanderie, une porte communique à la seconde chambre à coucher qui est pratiquement aussi immense que le séjour. La partie gauche, en forme de rotonde, donne sur un charmant petit jardin au caractère agreste et le côté droit est agrémenté de deux portes. La première ouvre sur un vaste dressing dont les trois côtés sont occupés par des étagères remplies de vêtements, les uns soigneusement pliés, les autres accrochés simplement sur des cintres. La deuxième porte est celle de la salle de bains, avec son lavabo monumental, son w.c. qui a l’air d’un trône et sa douche protégée du reste de la pièce par deux parois de verre translucide qui coulissent l’une sur l’autre. Partout, on dénote la fonctionnalité parfaite du American Way of Life.

     Ultime avantage de votre gentilhommière, sa petite terrasse avec vue sur le jardin. Cette terrasse est située dans le prolongement de la cuisine et, à sa manière d’être suspendue sur des pilotis en fer, elle fait l’effet du gaillard avant d’un petit navire. On peut y accéder également par le jardin en empruntant l’escalier de secours, cet escalier métallique en zig-zag si typique des constructions américaines, qui va du rez-de-chaussée jusqu’au dernier étage et qui doit permettre de se tirer d’affaire en cas d’incendie. Depuis la fin du mois de juillet que vous avez emménagé, vous avez l’habitude d’y prendre vos petits-déjeuners et d’y organiser de superbes barbecues.

     Je crois que j’ai à peu près tout dit sur l’agencement des différentes aires de la maison. Je dois encore spécifier que vous l’avez meublée avec un goût affirmé. Une bonne partie du mobilier est constituée par les éléments que tu possédais déjà, Virginie, dans ta maison de Los Angeles. Depuis votre arrivée à Boston, Paule et toi avez couru les antiquaires pour en dénicher de nouveaux, n’hésitant pas à vous déplacer les week-ends dans les Etats voisins de Rhode Island, du Connecticut ou bien du New Hampshire qui ne prélèvent pratiquement pas de taxes sur les marchandises.

         De tout cet ensemble se dégage une sereine harmonie qui fait que l’on se sent tout de suite bien chez vous. Soad, qui adore se mirer chaque fois que l’occasion lui est offerte, n’a pas manqué de remarquer la série de glaces qui ornent les murs de votre séjour. L’une d’elles est un cadeau qu’elle t’avait offert, Virginie, lorsque tu étais venue lui rendre visite à Quito et qui trône à présent face à la porte d’entrée.

     Il me semble que je serais à jamais impardonnable si j’oubliais de parler de la gent canine et féline de cette auguste demeure. Je veux mentionner Loly, ta petite chienne à toi, Paule, si curieuse avec sa double rangée de dents de devant, et les trois chats que tu possèdes, Virginie. Miura, avec ses douze ans, est à la fois la plus vieille de la horde et la mère des deux autres qui ont pour nom Clio et César. Ce dernier est le seul mâle ; mais il n’y a aucun risque d’inceste dans la mesure où il a été castré en temps utile. Les deux femelles ont eu droit, elles aussi, à des soins chirurgicaux avisés. Tout ce petit monde vit apparemment en bonne intelligence et ne vous cause pas trop de soucis.

     La semaine prochaine, nous allons passer ensemble huit jours à Cape Cod, au bord de l’océan. Comme la résidence hôtelière où nous allons loger n’accepte pas les animaux, vous avez déjà trouvé une solution à cet inconvénient passager. En votre absence, une de vos connaissances viendra régulièrement soigner les chats à domicile. Quant à Loly, elle ira prendre pension, moyennant finances, chez une personne spécialisée.

     Parler ainsi de vos bêtes me fait souvenir de Hachisch, mon chien à moi, un petit caniche au beau pelage gris cendre. Je l’avais acheté tout bébé en Normandie, il y a tout juste six ans, à une amie dont la chienne, une toy, venait d’avoir une portée de deux chiots. Mes enfants étaient tombés immédiatement amoureux du mâle qui était, à la naissance, une grosse boule de poils noirs, alors que sa sœur, un peu plus menue, était couleur abricot. Ma femme et moi avions eu beau leur expliquer que cela nous compliquerait la vie, surtout que nous voyagions beaucoup alors, rien n’y fit. Et c’est ainsi que nous sommes repartis au Venezuela avec Hachisch sous le bras.

     Aujourd’hui que je suis séparé de ma femme et que  je n’ai plus la possibilité de rencontrer mes enfants, je ne vois plus guère mon vieux Hachisch. Mais cela est une autre histoire. Ma vie d’à présent, j’ai choisi de la partager avec Soad, la femme que j’aime et qui m’aime. Le hasard  fait que je me retrouve de nouveau à Boston, car il est certain que Soad et moi n’y serions pas venus si Virginie était restée en Californie. Et je ne puis m’empêcher de songer que, il y a cinq ans, alors que ma famille et moi découvrions cette ville sur la route de nos vacances américaines, le pauvre Hachisch se morfondait en nous attendant dans le chenil privé d’un riche vétérinaire de Caracas. A l’époque, je ne prévoyais pas de demander une affectation en Equateur. Je ne pouvais donc pas imaginer que j’y rencontrerais Soad. Je me contentais de vivre ma vie : ma chienne de vie ou ma vie de chien ? Aux donneurs de leçons et aux censeurs de la vingt-cinquième heure de s’ingénier à trouver la différence. En ce qui me concerne, il y a longtemps que j’y ai renoncé ! 

       Boston, 19 août 1998