D.1.4. Voyage au bout de ta nuit

 

Voyage au bout de ta nuit

 

      Cela a commencé comme ça…

     Un beau jour, tu t’es rendu compte des changements qui s’opéraient doucement en toi, tes difficultés à écrire, à parler, à te rappeler les faits, les lieux, les gens… Ces difficultés, je les ai découvertes à mon tour lorsque Soad et moi t’avons proposé de nous rendre visite à Bangui. C’était en février 2005, et nous avions pris avec toi le vol d’Air France depuis Paris.

     Comme une enfant prise en faute, tu t’excusais constamment de ta perte progressive d’autonomie. Tu nous disais : « Ma maladie augmente ; je suis bête ! ». Non, Todile, tu n’étais pas bête ! La bête, c’était cette chose sournoise qui s’était emparé de ta mémoire et contre laquelle toi ni personne ne pouvaient rien, sinon tout juste essayer de retarder l’échéance. C’est ainsi qu’a commencé le voyage au bout de ta nuit, ce voyage qui durera trois longues années.

      Le Centrafrique aura été ton dernier voyage avant fermeture, un peu comme une ultime tentative d’évasion. Avec un peu de peine, tu as réussi à me montrer la maison où tu habitais à Bangui ainsi que l’ancien site du PNUD sur lequel tu avais travaillé ; nous sommes même allés ensemble à M’Baïki et à Damara, localités de province où ta mission d’expert des Nations Unies te conduisait fréquemment. C’est ici le lieu de rappeler que toi, dont les derniers pas se seront limités à aller de ta chambre à coucher à la salle de séjour commune de la Villa d’Epidaure à la Celle Saint Cloud, tu avais su de bonne heure courir le monde, l’Afrique en particulier.

     Après quinze années de vie professionnelle en France, ce fut d’abord le Sénégal où l’enfant de onze ans que j’étais alors a fait ta connaissance en 1964. Tu travaillais et vivais à Thiès, et tu ne descendais à Dakar que durant les week-ends. Lorsque René et Régine sont partis avec leurs enfants en 1968 pour la Côte d’Ivoire, tu as continué fidèlement de veiller sur moi jusqu’à ce que j’obtienne mon bac en juillet 1970. De cette époque, je garde enfoui au fond de mon cœur un souvenir d’insouciance, quelque chose comme un paradis perdu : je t’avais pour moi tout seul ! De plus, il y avait avec toi toutes tes collègues et amies qui m’entouraient également de leur sollicitude : Annette Taburet, Anne Lesteven, Marie-Thérèse Villod et la vaillante Annie Hélias. De votre groupe de célibataires endurcies, cette dernière est la seule encore en vie pour pouvoir témoigner de ce temps pour moi béni.

     Après le Sénégal, ce fut Haïti, de 1970 à 1972 ; puis, de 1972 à 1978, le Centrafrique dont j’ai déjà fait mention. Durant six années, tu y as servi sous le régime de Bokassa. En 2005, revisitant avec moi les ruines de son palais de Bérengo, en dépit de tes difficultés d’élocution, tu n’as pas hésité à expliquer énergiquement au militaire qui gardait son tombeau que Bokassa avait été un dictateur sanguinaire. Inutile de préciser que cela n’a pas été du tout du goût du chef de la police de l’époque qui nous accompagnait à l’occasion de cette visite et qui était pourtant un ami ! Ta « maladie », comme tu disais, t’avait curieusement redonné ta liberté de parole et affranchie de toutes les convenances diplomatiques.

     A l’issue de ta mission en Centrafrique, tu revins en France pour cinq années de labeur avant de reprendre ton bâton de pèlerin qui te conduira au Burundi, de 1984 à 1986, puis dans bien d’autres pays d’Afrique, à l’occasion de missions ponctuelles. C’est ainsi que tu reviendras brièvement au Sénégal puis en Centrafrique, et que tu interviendras également à plusieurs reprises au Zaïre, au Burkina Faso, au Mali et au Rwanda.

     Française tu étais certes, mais j’ose déclarer que tu as gagné, par ton travail et ton respect pour les autochtones que tu y as côtoyés, le titre de citoyenne d’honneur de la terre africaine. Et il me faut conter ici une anecdote qui s’est produite durant ta dernière visite à Bangui.

     Par un bel après-midi, alors que tu te promenais seule au bord de l’Oubangui, entre l’ambassade de France et la villa que nous occupions dans le quartier de N’Garagba, un Centrafricain s’est arrêté en voiture à ta hauteur et t’a appelée derechef par ton nom : Mademoiselle Odile Verny ! C’était François Lawaka, un agent que tu avais recruté toi-même en qualité de chauffeur et qui continuait depuis de travailler pour le compte de la FAO. Trente ans avaient passé, mais lui t’avait pourtant tout de suite reconnue. Et, pour te témoigner sa gratitude, il avait tenu à te raccompagner jusque chez nous où il n’a cessé de chanter tes louanges jusqu’à une heure avancée de la soirée.

     De la même façon, il me faut fidèlement rapporter l’appel téléphonique que j’ai reçu avant-hier, depuis la Charente-Maritime, de Doudou Diop. Doudou Diop était ce mécanicien sénégalais qui entretenait ta Renault 4L à l’époque épique de Thiès. A lui aussi, toujours aussi généreuse, tu as su prêter secours dans les temps difficiles et, cela, il ne l’a jamais oublié. Retiré aujourd’hui à Saujon auprès de sa vieille femme malade, il me charge de dire à ta famille toute sa peine à la nouvelle de ta disparition et il souhaite que la terre te soit légère.

     Todile, tu es parvenue aujourd’hui au terme du voyage, le voyage au bout de ta nuit. Le chrétien que je suis veut simplement croire que s’ouvre à présent pour toi un chemin de lumière qui va te conduire auprès du Dieu Créateur et de tous les êtres que tu as aimés et qui ont entrepris cet autre voyage avant toi. Je ne peux m’empêcher d’avoir ici une pensée spéciale et émue pour tous ceux des tiens qu’il m’a été donné de connaître, ta maman, tes frères Charles, André et René.

     Au début de l’été 1999, fêtant en grande pompe ton 70ème anniversaire et les 50 ans de mariage de René-Régine, tu évoquais avec tristesse la récente disparition de ton frère Jean, le petit dernier de la famille. Lorsque je repense à cette grande fête où tu avais convié à Dourdan, le temps d’un week-end, tous tes parents et amis, j’y vois un peu comme l’apogée d’une dynastie, la fin d’une génération, en tout cas, véritablement, un temps de grâce. Ensuite, tout s’est très vite emballé, comme si la vie foutait le camp par tous les bords : la paralysie de Régine en 2000, le décès de René en 2001, la disparition de Régine en 2003, le début de ta propre maladie en 2005…

    Et je ne parle pas de la mort de ta grande-sœur Aly en 2007, mort dont tu ne pouvais même plus avoir conscience…

     Au travers de tous ces moments douloureux, je voudrais rendre en ton nom un vibrant hommage à celle qui aura toujours su maintenir la barque familiale à flot et essayer de gérer au mieux les choses, en dépit de ses problèmes personnels. Je veux nommer ta nièce Anne, ma sœur Anne, pour qui le cap de la quarantaine aura particulièrement été celui des 40èmes rugissants. Que survienne rapidement pour elle le Cap de Bonne Espérance, comme le calme succède enfin à la tempête !

     Todile, à toi qui ne savais plus dire à la fin de ta vie comme seule phrase consciente que « Je t’aime, je t’aime, je t’aime », je veux dire que nous t’aimons tous aussi et que nous t’avons toujours beaucoup aimée. Et, reprenant à mon compte le souhait de ton ami Doudou Diop, j’implore que la terre te soit légère. 

                                                                     Paris, 13 juin 2008