Paris, le 2 juillet 1999
Mon cher Bryan,
Dieu merci, ce qui suit n’est pas encore mon testament. Cependant, j’aimerais que tu le lises avec attention, car, étant donné les circonstances que nous connaissons de part et d’autre depuis déjà deux ans, cela revêt pour moi la même importance : c’est l’instant de vérité, de ma vérité !
Dans le différend qui m’oppose à votre mère, je n’ai jamais voulu que vous y soyez mêlés, Yann et toi. J’ai essayé de faire de mon mieux pour que vous n’ayez pas à en souffrir, même si le résultat actuel n’est pas très probant. Pour ma défense, je prendrai simplement le fait que c’est moi qui vous ai réunis avant mon départ pour vous expliquer, en peu de mots, ce qui n’allait plus entre votre mère et moi. Après avoir quitté Fouju le 15 juin 1997, j’ai continué à vous rencontrer, au moins une fois par semaine, parce qu’il me paraissait capital de ne pas perdre le contact avec vous. C’est à cette époque que nous sommes allés voir Le cinquième élément, le film de Luc Besson, à EuroDisney avec vos cousins Djimassé ; c’était également le temps où nous rejouions ensemble à des jeux de société. Plusieurs fois, vous m’aviez proposé de rester coucher, alléguant que votre mère avait aménagé pour moi la chambre qui aurait dû être celle de votre grand-mère dans l’annexe édifiée à l’arrière de la maison. Je restais avec vous, souvent très tard, mais je préférais aller dormir chez moi pour qu’il n’y ait aucune équivoque : entre votre mère et moi, tout était terminé et bien terminé. Quand elle vous a mis au courant des difficultés financières que je traversais, Yann et toi m’aviez courageusement proposé de réduire nos sorties et de passer plus de temps ensemble à Fouju. Cet état de grâce a duré jusqu’au mois de novembre 1997, c’est-à-dire jusqu’à ce que je sois cité à comparaître devant le tribunal de Melun par votre maman. Les dernières photos que j’ai de vous remontent précisément à l’anniversaire de Yann. Nous fêtions ses 20 ans. Son amie Aude était là et votre grand-mère, qui était revenue du Nord spécialement à ma requête, était présente également. C’est durant cette même semaine, où j’avais pris des congés, que je me suis évertué à venir tous les jours à Fouju pour avancer les travaux de force qui restaient à faire avant l’hiver. J’arrivais depuis Paris en train et votre mère, avec qui je m’étais mis d’accord, venait me récupérer à la gare de Melun avec la Kia Sportage. Pendant que je m’échinais à démonter des palettes de bois pour la construction d’un cabanon, votre grand-mère s’activait dans le jardin. Il régnait encore en ce temps-là un climat de conciliation. C’est ce même esprit de conciliation qui m’avait fait recevoir Yann et Aude dans mon studio de Châtillon, alors que rien ne m’y obligeait véritablement. On sait comment ce geste altruiste sera dévoyé par la suite.
Tout ceci pour te dire que, après avoir accepté sereinement la décision de votre mère de divorcer d’avec moi, je restais malgré tout convaincu que nous pouvions encore sauver l’essentiel. Et l’essentiel, c’était vous deux. Mais j’ai dû vite me rendre compte que votre mère n’avait jamais eu, en réalité, la volonté d’aller jusqu’au bout de ses actes et que ses agissements n’étaient qu’une manœuvre d’intimidation de plus. Seulement, depuis ce mois de février 1997 où elle s’était mise à faire chambre à part, moi j’avais non seulement retrouvé un peu de sérénité, mais j’avais de plus retrouvé une femme qui m’aimait et me respectait. Lorsque votre mère a changé sans m’avertir sa demande de divorce en séparation de corps, je me suis rendu à Fouju pour en discuter avec elle. Elle m’a jeté à la porte de ma propre maison, menaçant d’appeler les flics si je ne déguerpissais pas. C’est ce 14 décembre 1997 que je lui ai remis les clés de Fouju pour ne plus jamais y revenir.
Deux jours après, j’ai réussi, avec beaucoup de mal, à rencontrer Yann à Paris. A ce rendez-vous, il est venu flanqué de l’inévitable Aude qui, une fois encore, profitera de sa présence à cet entretien pour produire, à la demande de votre mère, un témoignage écrit contre moi. Moi, je voulais simplement convaincre Yann de tâcher d’amener votre mère à un peu plus de raison. Comme le dit Charles Aznavour dans une de ses chansons, « il faut savoir quitter la table quand l’amour est desservi ». A mes yeux, il importait de nous séparer proprement plutôt que d’avoir à exposer nos griefs par avocats interposés. Votre mère a choisi la voie de la justice, cette voie qui personnellement me coûte une fortune et dont nous ne sommes toujours pas sortis. Mais tout, ici-bas, finit par trouver une solution, la solution ultime devrait-elle être la mort.
Sans vouloir être morbide – j’aime trop la vie pour cela -, c’est néanmoins sur ce thème de la vie et de la mort que je veux conduire à présent ta réflexion. Quoi qu’il puisse se passer entre ta mère et moi, j’aimerais que tu prennes conscience que tu dois avant tout vivre pour toi. Et une vie, cela se prépare. A l’âge auquel tu arrives, cela se prépare par des études sérieuses. C’est pour cette raison que je suis sincèrement peiné que tu aies passé ton année de 3ème à ne rien faire au point d’être contraint de redoubler.
Dans nos multiples discussions, ta mère me reprochait souvent de me citer toujours en exemple. Mais, sans fausse modestie, je ne puis parler que de ce que je connais et que j’ai personnellement expérimenté.
Je te dirai donc que, à l’âge que tu as maintenant, avec un contexte familial encore plus compliqué que celui dans lequel tu vis, je me faisais un point d’honneur de bien travailler à l’école. C’était d’abord une façon de rendre hommage à notre pauvre maman qui se saignait aux quatre veines pour nous élever, nous ses dix enfants, par le fruit de son seul travail. C’était ensuite une façon de me prouver à moi-même que je valais quelque chose et que, en dépit des difficultés, je pouvais réussir aussi bien, sinon mieux, que mes autres camarades qui n’avaient pourtant pas à se plaindre de la vie. A 15 ans, j’étais en seconde et, à 17 ans, je passais mon bac ! Je travaillais déjà à 18 ans pour venir, à mon tour, en aide à ma mère et à mes frères et sœurs. Et je l’ai fait sans rechigner, trois ans durant, jusqu’à ce que, poussé par ma mère qui se désolait de me voir prendre du retard dans mes études, je parte pour la France en novembre 1974.
Au mois de juillet 1973, à l’occasion du mariage de ma sœur Rita, j’avais rencontré mon père que je n’avais plus revu depuis que j’avais été obligé de prendre les commandes du navire familial qu’il avait abandonné. Alors que j’étais déjà officiellement fiancé à ta maman, je me suis rendu seul au rendez-vous qu’il m’avait fixé à son hôtel. Là, une heure durant, nous nous sommes expliqués, d’homme à homme. Comme il campait sur ses positions rétrogrades avec manifestement bonne conscience, je lui ai déclaré que nous n’avions plus rien à nous dire ; et je me suis levé, et je suis parti. Je ne l’ai plus revu jusqu’à sa mort, quatorze années plus tard. C’est parfois cela, la vie !
Je voudrais te spécifier que, lorsque l’on devient grand – et c’est d’ailleurs à cela que l’on peut vraiment le mesurer – il faut avoir le courage de ses actes et savoir les assumer, quoi qu’il advienne. Parfois, l’on croit bien faire alors que l’on nuit à autrui. Je ne suis pas exempt de défauts ni de reproches, sinon il y a longtemps qu’on m’aurait canonisé. A vous tous qui m’êtes chers et continuez de l’être, je demande humblement pardon pour le mal que j’ai pu vous faire. Mais il y a un moment où il faut savoir arrêter les conneries. Aussi paradoxal que cela puisse paraître, ma forme à moi d’arrêter mes bêtises a été de me séparer de votre mère. Même si c’est elle qui a pris l’initiative de la séparation pour ensuite faire machine arrière, c’est moi qui la réclame aujourd’hui.
Je sais bien que, pour pouvoir se donner une fois de plus bonne conscience, elle aurait préféré me voir mener une vie dissolue, passant d’une femme à une autre et n’en n’ayant aucune d’attitrée. Que cela lui plaise ou non, la réalité est bien plus prosaïque : depuis que je suis parti, je vis tranquillement avec la même femme et je ne me suis jamais aussi bien porté !
Au mois de novembre dernier, alors que je te téléphonais pour convenir d’une rencontre avec toi, tu m’as dit de façon péremptoire que tu n’avais pas envie de me voir. J’ai pris cela pour une fin définitive de non-recevoir et, bien qu’il m’en a coûté, j’ai choisi de ne plus t’importuner. Si je reprends contact avec toi aujourd’hui, c’est alarmé par tes résultats scolaires lamentables, afin que nous puissions en parler sérieusement et voir dans quelle mesure je pourrai t’aider à y remédier. Même si ces résultats sont franchement mauvais, rien n’est catastrophique cependant. Tu peux te reprendre, tu dois te reprendre. Ta tante Rita a passé trois fois son bac scientifique avant de l’avoir ; et Dieu sait qu’elle fournissait pourtant plus d’efforts que moi en ce temps-là. Cela ne l’a pas empêchée de faire de bonnes études universitaires et d’exercer son métier de pharmacienne aujourd’hui, à Paris.
La balle est dans ton camp ; ton avenir est entre tes mains. Tu sais comment me joindre, si tu as besoin de moi, comme je le souhaite.
Ton père : Edgar DUMEY
P.S. A toutes fins utiles, je te signale que je serai libre les 13 et 14 juillet, ainsi que le week-end précédent. Tu peux donc m’écrire ou me laisser un message pour arranger un rendez-vous.
Adresse : 3 quater, rue Pierre Brossolette – 92320 CHATILLON
Téléphone : 01.42.53.80.70
A noter que cette correspondance a été incorporée dans mon cinquième ouvrage, En clair-obscur, publié chez Edilivre en 2025.